Sculpture cherche fans

article publié dans le Courrier du 12 mars 2021
Dans le parc de la Maison Gubler, achetée en 2015 par la Ville de Nyon et transformée en UAPE, une sculpture monumentale conçue par les Frères Chapuisat sur l’invitation des Nouveaux Commanditaires pourrait bien être prochainement installée, si le crowdfunding en cours porte ses fruits.   

Des artistes compagnons
Ayant vécu leur adolescence à Founex, les Frères Chapuisat c’est d’abord Gregory et Cyril, accompagnés par un groupe de compagnons, un noyau fidèle et des contributeurs.trices plus ou moins nombreux.ses selon les projets. Si c’est maintenant Gregory qui porte principalement les activités artistiques, il reste en contact quasi quotidien avec son frère avec qui il tient à échanger autour des projets en cours ; et c’est la scénographe Margaux Hocquard qui a pris depuis deux ans le rôle de bras droit. Gregory signale d’ailleurs avec un clin d’œil que le collectif devrait s’appeler les Sœurs Chapuisat, tant ses équipes sont désormais majoritairement féminines !
Depuis plus de 15 ans, les Chapuisat sont invités partout dans le monde, principalement pour leur projet « In Wood We Trust », devenu leur marque de fabrique : des installations temporaires, pensées selon les caractéristiques du lieu où ils interviennent, entre sculpture et lieu de vie. Construites avec des planches de bois et des vis, selon une technique simple, les installations se construisent peu à peu par chacun.e des membres du groupe, de manière empirique et sans plan prédéfini, à l’échelle de son propre corps. L’ensemble est découvert à la fin par le groupe comme le résultat d’une surprise, ou d’un jeu. Si les Chapuisat sont actifs principalement dans le champ de l’art contemporain, cette forme d’« anarchitecture » qu’ils pratiquent intéresse beaucoup le domaine de l’architecture, en particulier les étudiant.e.s et jeunes diplômé.e.s, tant les méthodes Chapuisat correspondent à ce qu’on leur a appris à ne pas faire ! 

Les Nouveaux Commanditaires
La collaboration en mode ludique fait donc partie intégrante du processus de travail des Chapuisat, ainsi qu’une curiosité pour le contexte et un investissement particulier de l’espace : c’est pour ces raisons que Charlotte Laubard, responsable des arts visuels à la HEAD-Genève et fondatrice de la section suisse des Nouveaux Commanditaires, les a invités pour un projet dans un parc public à Nyon – qui se trouve être leur première œuvre pérenne en Suisse !
Les Nouveaux Commanditaires, c’est un projet développé en France depuis 1990, sur l’impulsion de l’artiste François Hers : il souhaite donner à des citoyen.ne.s confronté.e.s à des enjeux de société ou de développement du territoire la possibilité de devenir commanditaires d’une œuvre d’art, le plus souvent hors contexte institutionnel. Ainsi, un groupe de personnes privées sera mis en contact avec un.e médiateur.trice, expert.e en art contemporain, qui sera en charge de recueillir leurs demandes, de les clarifier (un vrai travail de maïeutique !), d’établir un cahier des charges le plus précis possible et sur cette base de leur proposer un.e artiste avec qui travailler. Suivent un temps d’échanges, puis une proposition artistique. Si la Fondation de France, grand mécène qui regroupe de nombreuses sources de donations, soutenait jusqu’à récemment les honoraires des artistes et des médiateurs.trices, c’est à ces derniers.ères et au groupe de commanditaires de porter la recherche de fonds, gros morceau s’il en est car les projets peuvent être coûteux. Ce processus impliquant uniquement des personnes privées agissant à titre bénévole, on comprend que les projets s’étendent sur un temps long, généralement entre 3 et 5 ans. 

Une première en Suisse
Si la pratique en France est bien établie et s’est développée dans de nombreux pays, elle est arrivée en Suisse en 2015. A ce moment la Ville de Nyon développe un intérêt tout particulier pour l’art dans l’espace public : c’est l’année de deux concours architecturaux importants, avec des projets de Lang & Baumann à l’école du Cossy et de Philippe Decrauzat à l’école du Couchant, celle aussi du lancement du Prix d’art intégré qui durera jusqu’en 2017, où interviendront Virginie Otth, puis Sonia Kacem et Sylvain Croci Torti. « Une conjonction de facteurs », résume Veronica Tracchia, adjointe au Service de la Culture jusqu’en février dernier. En parallèle il y avait ce parc de la Maison Gubler, qui de parcelle privée fermée aux regards, devenait un espace public destiné à être utilisé par les enfants de l’UAPE, les passant.e.s, les gymnasien.ne.s ou les personnes âgées. Les Nouveaux Commanditaires sont apparus comme une opportunité d’inclure dans la réflexion sur ce lieu un groupe de parties prenantes – agent.e.s de l’UAPE, voisins, parents d’élèves – et de faire intervenir un.e artiste pour s’emparer des problématiques soulevées ; inversant ainsi le processus de commande publique traditionnel, de top down on passe au bottom up ! Ce qui implique aussi, souligne Charlotte Laubard, que les pouvoirs publics acceptent de perdre, du moins partiellement, le contrôle : si la Ville de Nyon a été à l’initiative de la prise de contact, qu’elle a investi dans le projet, qu’elle en valide les grandes étapes, et qu’elle recevra finalement l’œuvre en donation, elle n’a pas été impliquée dans les discussions du groupe de commanditaires ni dans le choix de l’artiste.  

Engagement citoyen
Au-delà d’une forme d’expertise, le propre des Nouveaux Commanditaires est véritablement la question de l’engagement citoyen. Claire Migraine, médiatrice dans le Sud de la France via l’association thankyouforcoming, n’hésite pas à évoquer une forme d’activation politique, un processus d’émancipation collective, voire un outil de résolution des conflits, qui permet un nouveau rapport avec les autorités publiques. Contrairement à la commande publique traditionnelle qui est généralement effectuée par concours sur invitation, et traitée de bout en bout par des professionnels, sans discussions préalables entre artistes et parties prenantes, la plupart des projets des Nouveaux Commanditaires sont portés par des personnes souvent peu informées des enjeux de la scène artistique et culturelle, qui ont vraiment voix au chapitre dans l’initiative du projet, et participent à toutes les étapes du processus. Le rôle du.de la médiateur.trice est crucial : à l’écoute, il.elle doit trouver l’artiste qui saura répondre aux demandes des commanditaires sans pour autant s’y sentir asservi.e, qui s’appropriera les problématiques pour les intégrer dans son processus de travail et réaliser une œuvre à part entière. Cet équilibre entre les demandes et l’œuvre finale reflète une situation idéale qui est loin d’être systématique… Sachant que l’œuvre peut prendre des formes diversement exploratoires, de la sculpture de rond-point à un film, une chanson, un protocole, ou même une huile essentielle ! 

Un processus complexe
Qu’en est-il alors à Nyon ? Gregory Chapuisat expliquait en préambule à notre discussion qu’il s’est rendu compte avec ce projet de la chance qu’il avait d’être libre dans sa pratique d’artiste, le plus souvent invité pour des cartes blanches. Les « Kunst am Bau », commandes publiques liées à de nouvelles constructions ou à des rénovations, ne l’attirent pas, tant leurs demandes très définies font selon lui de l’artiste un fournisseur de service, voire un faire-valoir des politiques culturelles. Cela se discute bien entendu (!) mais il est certain que le cahier des charges qu’il a reçu lors de son invitation par le groupe des Nouveaux Commanditaires l’a laissé dubitatif : l’œuvre devait être destinée aussi bien aux enfants qu’aux personnes âgées, servir de lieu de jeux, de rencontres, de pique-nique ; elle devait être ouverte à de multiples usages sans toutefois les identifier ; être aussi bien une sculpture que du mobilier urbain. Pourtant l’idée du fonctionnement collectif et de l’engagement citoyen, ainsi que son goût du défi et sa philosophie d’artiste « orienté solution » font pencher la balance et il accepte la mission. S’ensuivent des échanges avec les commanditaires, et il élabore avec eux la forme d’une installation sculpturale sur une maquette du parc, suivant ces règles du jeu : des poutres de 40x40x200cm, assemblées uniquement à 90° ou 45°. Le résultat c’est « Charpentification » : monumental, aéré, tentaculaire, épousant la forme du terrain sur une douzaine de mètres et se déployant dans les airs jusqu’à 6m, comme une ruine de charpente médiévale.  

Péripéties et compromis
Malgré une réserve de la médiatrice sur les aspects de sécurité (pas spécifiés dans le cahier des charges), le groupe, enthousiasmé par le projet, le présente à la Ville de Nyon, qui interroge aussi la sécurité de l’œuvre : les poutres en biais et les hauteurs sont trop dangereuses pour l’utilisation potentielle des enfants et des usager.ère.s. Dans l’état l’œuvre ne peut se faire, sauf éventuellement à être délimitée par une barrière, ce qui ne fait pas sens étant donné la nature du projet. Plusieurs phases ont suivi, respectant l’écart de 1m maximum entre les éléments pour minimiser les risques de chute, et supprimant les diagonales ; la nouvelle version est plus horizontale. Elle a ensuite été redimensionnée, d’abord pour obtenir l’aval du canton, puis pour des raisons budgétaires : le chêne local ça coûte cher, et il en faut beaucoup ! Il était important pour l’artiste que ce bois soit écologiquement irréprochable – les jeunes charpentiers de Samedi Cruise basés à la Rippe, particulièrement sensibles aux problématiques environnementales, se sont chargés du dossier.
Pour pouvoir garder un certain volume, Gregory Chapuisat a finalement négocié 80 pièces de bois, et c’est sur cette base qu’a été prise la décision de lancer un crowdfunding pour les 35'000.- manquants. Ayant atteint à ce jour plus de la moitié de la somme, ce dernier est en bonne voie ; il permet en outre une importante opération de médiation selon Charlotte Laubard, car c’est l’opportunité de fédérer les réseaux professionnels, les acteurs.trices culturel.le.s et les habitant.e.s de la ville autour du projet, et de faire connaître l’œuvre à venir. Cela permet aussi de communiquer sur l’action des Nouveaux Commanditaires en Suisse, où plusieurs projets sont en cours, dont une commande dans un collège de Fribourg confiée à Lili Reynaud Dewar, artiste française enseignante à la HEAD-Genève.
Alors Gregory Chapuisat, heureux ? Aurait-il préféré connaître à l’avance toutes les contraintes ? Pas forcément dit l’intéressé, car cela lui a permis de concevoir un projet qui pourra peut-être être réalisé dans un autre contexte ; on retrouve d’ailleurs la version alpha comme une image tutélaire sur une sérigraphie qui accompagne la recherche de fonds. Il est évident que, pour l’artiste, c’est l’aspect humain et l’implication du groupe des commanditaires qui l’a motivé à aller au bout du projet malgré les compromis et la transformation importante de l’esquisse originale. Et quel enthousiasme ! il a même dû mettre en sourdine les notifications du groupe Whatsapp, extrêmement actif et motivé par la dernière ligne droite avant la construction du projet ! Comme elles et eux, ce dont il se réjouit le plus maintenant est de voir comment l’installation sera « pratiquée » par les différents publics, de la voir enfin vivre et trouver sa place dans cet espace encore un peu secret au centre-ville de Nyon. Inauguration prévue en juin, avec une soirée de concerts, peut-être l’une des premières de l’été !
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