Curanderos, lagunas y huaqueros, Louidgi Beltrame
exposition personnelle à Circuit, Lausanne
25 mai - 29
juin 2019
Pour sa première exposition personnelle en
Suisse, Louidgi Beltrame (*1971, France) présente plusieurs éléments issus d’une recherche
de longue durée – et encore en cours – au Pérou. Dessins, films super 8 sur
moniteurs, photographies et projection vidéo, disposés dans une scénographie
conçue spécialement pour le lieu, en constituent un des chapitres. Curanderos, lagunas y huaqueros [1], le titre décrit des éléments présents
dans l’exposition et en trace les contours ; elle regroupe des pièces
actuelles, d’autres un peu plus anciennes ou qui laissent entrevoir l’avenir
possible de la recherche.
Si le travail de Beltrame
s’intéresse habituellement plutôt à l’architecture et aux utopies modernistes,
on peut constater qu’une forme de dérive s’est opérée au cours de cette
recherche péruvienne. C’est d’abord un film autour des Lignes de Nazca et lié à
la question du paysage qui a conduit l’artiste au Pérou, Nosotros tambien somos extraterrestres [1] ; il
découvre à cette occasion El Brujo [2], un site
archéologique sur la côte nord du Pérou, témoin de plusieurs époques
historiques, de l’âge précéramique environ 3000 av. JC à l’arrivée des
espagnols vers 1530.
Ce lieu suscite chez l’artiste
le projet d’inviter l’acteur français Jean-Pierre Léaud à y rejouer cinquante-sept
ans plus tard la scène finale des Quatre
Cents Coups (1959), où le jeune héros quitte une maison de redressement en
courant vers la mer. Fasciné par l’occultisme et les pratiques magiques, Léaud
accepte à condition d’entrer en contact avec un curandero péruvien. Beltrame
rencontre ainsi José Levis Picón Saguma,
chamane reconnu, qui se retrouve finalement à remplacer – à véritablement
incarner – Léaud pour le tournage, ce dernier étant retenu en France pour des
raisons de santé. Dans le film El
Brujo[1],
Léaud rejoint le chamane à l’écran dans une scène finale où il déambule dans
Paris.
Les deux hommes apparaissent
également dans le film super 8 Sobre
la Huaca Cortada[1], où s’entremêlent des images de
différentes natures : fantomatique, le sommet coupé d’une Huaca – pyramide et ancien lieu de culte
de la civilisation Mochica[2] se mêle
aux images du curandero qui purifie
et « recharge » une canne ésotérique du 19e siècle que lui
a transmis Jean-Pierre Léaud. Les superpositions et les fondus-enchainés
suggèrent les échanges invisibles entre les personnages.
Intéressé par la pratique du
chamane et ce qu’elle convoque, Beltrame se rend plusieurs fois au Pérou et
passe beaucoup de temps avec ce dernier et sa communauté. Le guérisseur
entreprend de lui donner accès à une connaissance complète de sa pratique, conscient
qu’elle est fréquemment perçue de manière réductrice par les Occidentaux
attirés par une mode tenant du « tourisme mystique ». Travaillant
dans la lignée des traditions précolombiennes, le guérisseur utilise des
connaissances de médecine vernaculaire, encore très répandues au Pérou, mais
également décriées dans un contexte où la médecine scientifique est la seule
qui ait droit de cité. Faisant appel aux propriétés des plantes – sa plante
maîtresse est le San Pedro, cactus hallucinogène qui contient de la mescaline
–, cette médecine suppose une protection mutuelle entre les plantes et les
humains ; elle s’intéresse également au contexte global du patient – son
environnement social, économique, politique. Ce savoir est transmis et exercé
dans la clandestinité ; les cérémonies appelées mesas[1],
qui font usage de plantes psychotropes et de pratiques magiques, sont
considérées comme hérétiques et proches de la sorcellerie. Pourtant une grande
partie de la population – notamment parmi les classes ouvrières et paysannes –
participe à ce type de cérémonies, qui se déroulent dans des lieux clandestins
et ordinaires, en marge des villes. La
sala de espera [2] montre une cour, dotée de simples chaises en
plastique, du même genre que celles que l’on retrouve dans l’exposition.
L’histoire coloniale du Pérou a
été marquée par une conversion brutale de la population indigène au
christianisme, et corrélativement par une interdiction de pratiquer les cultes
traditionnels : les peuples andins ont ainsi été interdits d’accès aux
lieux sacrés (appelés Huacas), qu’ils soient construits ou naturels, comme les
lacs ou les montagnes. Afin de poursuivre leurs pratiques, ces populations ont
intégré des éléments du christianisme à leurs rites traditionnels, faisant
ainsi cohabiter les croyances. Le film super 8 La Centinela[1]
témoigne d’un de ces « collages » étonnants : une pyramide
pré-inca de la culture Chincha[2], lieu de
culte antérieur à l’invasion espagnole, est surmonté d’une grande croix en bois
sculptée, symbole de ce syncrétisme qui peut être lu comme une forme de
résistance sourde à la répression coloniale.
La
Laguna Negra[1]
représente quant à elle un lac sacré dans les Andes du nord, où Beltrame s’est
rendu avec Picón et un groupe de patients pour y rencontrer
d’autres guérisseurs. Dans la région les lacs sont personnifiés – ce sont des
divinités féminines – et s’y baigner permet de se nettoyer et de se recharger.
Ici la photographie rend compte de la puissance imposante de la montagne, les
personnages paraissent étrangement petits, dans une scène entre amusement et
rituels magiques.
Dans la seconde partie de
l’espace, Mesa curandera[1]
déploie le cœur de la pratique de Picón : la cérémonie de
guérison. Au cours de son séjour, Beltrame a assisté à plusieurs mesas, auxquelles il a également
participé. Ces cérémonies clandestines sont à proprement parler
« invisibles » puisqu’elles se déroulent quasi exclusivement dans
l’obscurité pendant la nuit entière. Afin de capter ce qui s’y déroule sans
être trop intrusif, Beltrame a développé un dispositif filmique avec des
éclairages infrarouges invisibles à l’œil nu, ainsi qu’un système de captation
du son réparti dans tout l’espace. Douze nuits ont ainsi été filmées
intégralement ; tout en entremêlant les nuits au montage, l’artiste a
conservé la structure de la cérémonie, à laquelle le spectateur a accès dans
des nuances de rose presque irréelles.
On voit en détail les éléments
de l’autel, qui comporte un grand nombre d’objets hétéroclites, organisés par
pôles antagonistes : à droite des éléments curatifs, objets et images
tirés de l’iconographie chrétienne, des plantes sacrées, des parfums ; à
gauche les éléments défensifs comme des pierres, des coquillages ou des
artefacts et céramiques précolombiens ; au milieu se trouve la figure de
Saint Cyprien, saint des guérisseurs et des magiciens, qui en Amérique Latine
fait le lien entre catholicisme et cultes natifs. Comme lui le chamane est en
quelque sorte une charnière entre des forces contraires.
Pour commencer le guérisseur
demande au Dieu chrétien la permission d’éveiller le cactus San
Pedro ; la cérémonie, longue et complexe, se poursuit entre danses
collectives au son de la chunguna
(sorte de maracas), de la guitare, des chants et des incantations, qui
serviront à guider la transe des patients. Au milieu du processus ceux-ci sont
analysés un à un par le chamane et purifiés par ses assistants, qui utilisent
leur bouche pour souffler des parfums ; la nuit se conclura par un bain
floral à l’extérieur.
A son retour, pendant le long
visionnage des rushes des douze nuits et les choix de montage, Beltrame a
produit de nombreuses notes dont certaines ont évolué en dessins, série qu’il a
appelée Encantos[1]. Mélange
de ses souvenirs des mesas, de
participants et participantes, de visions qu’il a lui-même eues sous l’effet du
cactus hallucinogène, d’objets présents sur la mesa et de personnages de cartoons, ces dessins sont une forme
subjective de l’expérience vécue par l’artiste.
Dans le contexte de cette
recherche, Beltrame s’est également intéressé à d’autres figures, évoquées dans
Pakatnamu[1], qui
elles aussi pratiquent en marge de l’ordre social tout en en faisant
intégralement partie : les huaqueros,
pilleurs actifs sur les sites archéologiques, notamment les nécropoles. C’est
grâce à cette activité illégale que nombre de vestiges précolombiens ont été
exhumés pour être vendus à des collectionneurs et musées du monde entier.
Sondant le sol avec des tiges en métal, ils laissent souvent par cette
technique des trous dans les objets découverts. Travaillant de nuit et
profanant les tombes, les huaqueros
opèrent à la limite du monde des morts et des vivants. Afin de se purifier ils
participent régulièrement à des mesas
et il arrive qu’ils offrent des objets pillés au curandero ; ceux-ci se trouvent ainsi intégrés dans un circuit
magique et deviennent à nouveau « efficients ». Dans Pakatnamu l’artiste filme en
super 8 le paysage tel qu’il est laissé par les pilleurs, creusé, avec des
restes humains remontés à la surface et laissés là, au gré du vent et des
mouvements du sable, fantomatique.
[1] FR : Des guérisseurs/chamanes,
des lacs et des pilleurs de tombes
[1] FR : Nous sommes aussi des extraterrestres ;
le film sera présenté le 20 juin au Cinéma Bellev
aux [2]
FR : Le Sorcier
[1] Il
sera également présenté le 20 juin prochain au Cinéma Bellevaux.
[1] FR :
Au sujet de la pyramide coupée
[2] La
culture Mochica (ou Moche) occupe le littoral nord dans l’actuelle région de La
Libertad du Ier au VIIe siècle après JC.
[1] FR :
mesa signifie table, autel, par extension cérémonie
[2] FR :
La salle d’attente
[1] FR : La
sentinelle, nom du lieu apparaissant dans le film
[2] La
culture Chincha se développe du XIe au XVe siècle après JC sur le littoral sud
péruvien, dans les vallées de Chincha, Pisco, Ica et Nazca.
[1] FR : La lagune noire
[1] FR : Cérémonie de guérison
[1] FR :
Enchantements
[1]
D’après le nom du site sur lequel est
tourné le film
Projection au
Cinéma Bellevaux le jeudi 20 juin 2019 à 20h
Nosotros también somos extraterrestres, 2014
El Brujo, 2016
Suivie d’une
discussion avec l’artiste
Cinéma
Bellevaux, Rte Aloys-Fauquez 4, 1018 Lausanne