darker and darker grows the landscape
(la possibilité d'une île)
exposition collective avec Maxime Bondu, Marcel Broodthaers, Gerard Byrne, Jasmina Cibic,
collectif_fact, Aurélien Froment, Uriel Orlow, Paloma Polo and Riikka
Tauriainen
Le Commun, Bâtiment d'art contemporain, Genève
commissariat Isaline Vuille et Bénédicte du Pimpec
3 juillet - 2 août 2015
Les trois îles du Nord sont bloquées par les
glaces;
Les plus fines théories refusent de cadrer;
On dit que quelque part un lac s’est effondré
Et les continents morts remontent à la surface.
Michel Houellebecq, La possibilité
d’une île, 2005
Si le monde actuel, avec le développement
des sciences et des technologies, est de plus en plus balisé,
répertorié, surveillé, le lien à la nature est quant à lui à la fois
moins mystérieux et plus équivoque. De la construction d’une nature
culturelle qui a toujours été un miroir (fidèle, déformant ou inversé)
de l’humanité, on se retrouve aujourd’hui avec l’image d’une nature
problématique, source de violences et de catastrophes.
La question des
effets de l’activité humaine sur la planète prend une ampleur telle que
des scientifiques ont entériné en novembre 2014, après une dizaine
d’années de discussions, une nouvelle ère géologique baptisée Anthropocène.
Succédant à l’Holocène, cette ère, qui aurait commencé au milieu du 18e
siècle avec la Révolution industrielle, reconnait l’humain comme la
principale force d’influence sur la géologie, c’est-à-dire que
l’évolution de la Terre est aujourd’hui principalement déterminée par la
manière dont l’homme l’habite et en exploite les ressources. Inclue
dans le discours de l’écologie politique, l’Anthropocène fait écho à
l’hypothèse Gaïa, développée dès les années 1970 par James Lovelock,
scientifique et environnementaliste britannique, qui considère la Terre
comme un éco-système où chaque action a une répercussion sur l’ensemble,
dans un principe d’interdépendances et de liens invisibles.
Bien que ces problématiques ne soient pas
toujours directement abordées dans les oeuvres des artistes présentés,
cela ne crée pas moins un contexte dans lequel elles s’inscrivent.
Paradoxale, la double composition du titre de l’exposition définit quant
à elle un territoire qui oscille entre pessimisme et ouverture vers des
possibles.
“darker and darker grows the landscape”,
phrase extraite d’un collage de Paloma Polo relatif aux expéditions
scientifiques pour l’observation des éclipses, décrit l’obscurcissement
du paysage qui a lieu lors de ces phénomènes. Cette observation concrète
semble faire écho à la situation du monde actuel, à la fois en termes
de désordres politiques et de prévisions catastrophistes concernant
l’avenir de la planète.
Dans le roman de Michel Houellebecq, “la
possibilité d’une île” décrit le passage de l’humanité actuelle à une
humanité future, où les hommes sont retournés à l’état sauvage et où une
élite de clones isolés dans des tours communiquent entre eux de manière
virtuelle. Dans l’épilogue, le héros de Houellebecq, tandis qu’il
s’interroge sur la vie de son ancêtre (il en est le clone n°25), décide
de quitter sa tour, et marche pendant de longs jours dans des
territoires dévastés par plusieurs catastrophes nucléaires. Après avoir
épuisé ses ressources, il se retrouve au bord de la mer et le roman se
conclut dans une sorte de fusion avec la nature. Alors, la possibilité
d’une île résonne comme la possibilité de sortir de soi pour s’ouvrir au
monde, pour découvrir des territoires inconnus et y trouver une forme
d’accomplissement.
En philosophie, la possibilité désigne ce
qui contient un potentiel de réalisation concrète. Qu’il s’agisse d’un
caractère ontologique comme chez Aristote, pour qui la possibilité est
un réel en puissance auquel il ne manque que l’actualisation, ou plutôt
d’un caractère logique qui se décline selon les différents modes du réel
comme chez Leibniz, la possibilité n’est pas véritablement (pas encore)
de l’ordre du réel, tout en en étant très proche. L’hypothèse est quant
à elle un postulat pour expliquer une situation donnée ; en science,
une hypothèse est admise tant qu’il n’y a pas de validation ou
d’infirmation.
Les avancées scientifiques peuvent donc
être considérées comme une succession d’hypothèses validées jusqu’à
preuve du contraire, dessinant une constellation des savoirs plus
nébuleux, ouverts et changeants que l’on pourrait le croire eût égard à
la rigueur scientifique. L’artiste, comme le scientifique, est un
chercheur et s’il est trop simple de supposer qu’il suit toujours une
intuition, il pose de la même manière des hypothèses qu’il ne cherche
pas toujours à résoudre mais qui ouvrent des espaces de réflexion
possibles.
La plupart des artistes réunis pour
l’exposition procèdent par une investigation assez longue dans des
archives ou sur le terrain, dégagent des sources, retiennent des
anecdotes et des détails. En se concentrant tous d’une manière ou d’une
autre sur les rapports de l’homme à la nature et à la science, au
travers du prisme de la botanique, de l’entomologie, de la zoologie ou
plus largement des sciences naturelles, ils opèrent un changement de
focale, et dans un jeu d’allers-retours révèlent des contextes plus
larges, rendant compte de situations sociopolitiques ou historiques
particulières. Ainsi un insecte endémique est un point d’entrée pour
évoquer la relation au nationalisme en Slovénie chez Jasmina Cibic et
l’histoire d’une plante indigène sud-africaine est mise en parallèle
avec le combat de Nelson Mandela contre l’apartheid chez Uriel Orlow.
Egalement révélateur d’une situation politique complexe, le faucon de
Maxime Bondu, pris pour un espion, questionne le statut de ce que l’on
voit – tout comme la méduse en captivité du film d’Aurélien Froment
garde un certain mystère malgré de bonnes conditions d’observation.
Procédant par montage, les artistes
assemblent faits, indices et surtout images fixes ou en mouvement, et
construisent des agencements qui proposent un regard différent sur les
situations abordées. Les oeuvres de Paloma Polo révèlent par exemple le
contexte des expéditions scientifiques, notamment colonial, dans lequel
elles ont lieu, tandis que la pièce de Riikka Taurianien lie une
expédition dans l’Arctique à l’histoire d’une grande compagnie et à une
nouvelle de science-fiction.
Dans ces processus, la fiction n’est jamais
loin et participe souvent à la construction des récits. Les
spécificités d’un territoire insulaire influent sur les relations
humaines dans le film du collectif_fact, alors que chez Gerard Byrne les
images du Loch Ness font signe et partout des indices semblent
apparaître comme attestant de la présence du monstre. Tendant à une
certaine paranoïa, la recherche de Byrne est aussi un jeu sur le statut
des images et leur véracité, ce qu’évoque aussi le film de Marcel
Broodthaers Un voyage en Mer du Nord, introduction à l’exposition
dont le montage des détails de plus en plus précis révèle davantage un
questionnement qu’il n’apporte véritablement de réponses.
Avec le soutien de Ville de Genève, Fonds cantonal d’art
contemporain, DIP, Genève, République et canton de Genève, Ernst Göhner
Stiftung, The Stanley Thomas Johnson Foundation, Pour-cent culturel
Migros, Pro Helvetia, Fondation suisse pour la culture, Accion Cultural
Espanola (AC/E), Culture Ireland
Partenaires : HEAD – Genève, Fraiseusecnc.com, C2S – Chaudronnerie des 2 Savoies
Graphisme : Rob Van Leijsen
Crédit photos : Raphaelle Mueller